Chauffeurs de taxis
ce qu’ils pensent du Maroc aujourd’hui Ils transportent chaque jour des dizaines de passagers chacun, et s’imprègnent de leurs idées. Ils ne s’inquiètent pas pour la stabilité du pays, mais considèrent que le gouvernement PJD ne peut pas changer grand-chose. Engager la conversation avec les chauffeurs de taxis est un exercice qui peut être à la fois amusant et instructif. Rien qu’au niveau du Grand Casablanca ce sont 8 500 petits taxis qui transportent des dizaines de milliers de passagers par jour. Ils sont une sorte de thermomètre de la société. Nous avons passé quelques journées avec eux, pour savoir ce qui les préoccupe aujourd’hui. On a parlé du gouvernement actuel, des partis politiques, notamment le PJD, vainqueur des dernières élections, des jeunes d’aujourd’hui, de la cherté de la vie dont tout le monde se plaint, du printemps arabe et ses répercussions sur notre pays, du mouvement du 20 Février, de l’équipe nationale et sa déconfiture en Coupe d’Afrique, sur le Maroc d’aujourd’hui en somme. Et le résultat n’est pas décevant ! Les réactions de cette catégorie de citoyens dénotent d’une conscience politique aiguë, malgré leur niveau de scolarité relativement bas. «Bien qu’ils soient dans leur grande majorité sans culture politique, ils ont leur point de vue sur les hommes qui gouvernent, sur tout ce qui agite la société où ils vivent», explique Hafid. Ce dernier, avec pour seul bagage académique un certificat d’études primaires, est saisissant par ses analyses spontanées qui n’ont rien à envier à celle de certains politologues ou sociologues reconnus. La cinquantaine, dix ans de métier, il ne se fait pas d’illusions, quant à la perspective de voir le Maroc connaître des changements majeurs avec un gouvernement dirigé pour la première fois par un parti islamique. «Le PJD, après l’échec de tous ses prédécesseurs, est la dernière carte utilisée par l’Etat pour donner un brin de crédibilité à l’action politique et un peu d’espoir aux Marocains», analyse-t-il cyniquement. Le sourire en coin, Hafid, qui est aussi photographe reporter à ses heures perdues, enchaîne : «Le nouveau ministre des affaires étrangères a fait un coup de maître en se rendant en Algérie, n’est-ce pas ? Assez de chamailles entre deux pays voisins ! Jusqu’à quand les frontières resteront fermées ?». Le printemps arabe et ses répercussions sur le Maroc ? «Ecoutez, répond, sûr de lui Hafid, le Maroc ne connaîtra pas ce type de bouleversements. Les présidents des pays qui se sont soulevés vivaient dans une tour d’ivoire, le Roi du Maroc, lui, est très proche du peuple». Mustapha, 55 ans, 12 ans de métier, exprime, avec véhémence, presque la même chose. Il ralentit, sort d’un embouteillage, braque à droite et s’arrête net au bord d’un trottoir pour s’exprimer à l’aise. «Beaucoup de clients me disent que le tour du Maroc arrivera, je leur rétorque que c’est impossible, que la monarchie chez nous est héréditaire et que, s’il y a crise, c’est la faute aux partis politiques. Regardez le niveau de notre enseignement, la corruption qui sévit, les hôpitaux qui refusent les soins aux pauvres, ne me dites pas que c’est le Roi qui est la cause de tout cela», dit-il. Certains chauffeurs, malgré leur scepticisme, gardent espoir que le gouvernement actuel fera mieux que ses prédécesseurs. Khalid, 45 ans et père de cinq enfants, avait assez roulé sa bosse avant de prendre le volant de son taxi il y a à peine six mois. C’est un ex-déclarant en douane. «Le PJD, malgré sa bonne volonté, n’a pas de baguette magique pour rendre aux citoyens le sourire. Il hérite d’une patate chaude : écoutez, il y a des jeunes chômeurs qui s’immolent par le feu, des sit-in, des jeunes qui sortent manifester tous les dimanches dans la rue contre la vie chère…». Quant au mouvement du 20 Février, «il a donné un peu d’oxygène à ce pays : une nouvelle Constitution et de nouvelles élections. Maintenant, avec ce mouvement, tout le monde parle, réclame des réformes…». Au Maroc, la solidarité familiale, ça existe encore D’aucuns disent ne pas comprendre les mobiles de ce mouvement. Pour eux, ce sont des jeunes sans expérience, «manipulés par la gauche radicale et certains barbus pour perturber la stabilité du pays», s’exclame Ahmed, un quadragénaire du quartier Bourgogne. Il n’a jamais voté de sa vie : «Voter ne sert à rien», tranche-t-il en guise de conclusion. Le 20 Février n’est pas aussi dangereux qu’on le croit, ce sont des jeunes, bien éduqués, mais ça pourrait basculer un jour, s’inquiète-t-il. «D’autres jeunes descendent dans les rues, non pas pour scander des slogans et brandir des pancartes contre la corruption, mais pour saccager tout ce qui se trouve sur leur chemin. Je les vois à la sortie des stades, dans les quartiers populaires. Ce sont des hallucinés qui n’hésiteraient pas à mettre le feu partout», craint Zakaria, 48 ans, 15 ans de métier. Il est l’aîné de huit frères et sœurs, son parcours scolaire s’est arrêté au secondaire. «J’étais paresseux, disait ma mère, mais avec le recul je constate que ce sont les enseignants qui n’étaient pas pédagogiquement qualifiés. L’école publique, c’est fini», se désole-t-il, le ton amer. Lui, c’est de la cherté de la vie qu’il se plaint : «Les temps sont durs. Je ne l’ai senti qu’une fois marié, et surtout après la naissance de mon enfant. D’ailleurs tout à l’heure, j’ai rendez-vous avec un médecin pour sa circoncision qui va me coûter 400 dirhams. Il faut reconnaître que sans la solidarité familiale, je serais dans la rue». Zakaria vit dans la maison léguée par ses parents avec deux de ses frères, mariés eux aussi. La vie est chère, oui, mais beaucoup de produits comme le pain, le gaz butane, le sucre sont à la portée de tout le monde, explique-t-il : «C’est vrai que personne ne meurt de faim dans notre pays, mais il ne faut pas rester les bras croisés, et tendre la main pour mendier. J’ai transporté des Africains, des touristes européens, ils sont jaloux de la beauté du Maroc, de la bonté des Marocains et de l’esprit d’entraide qui règne encore dans notre pays, et particulièrement chez les classes défavorisées». Les jeunes d’aujourd’hui veulent gagner de l’argent sans travailler Les taxis drivers ont aussi leur idée sur les jeunes du Maroc d’aujourd’hui, sur le système de santé, la justice, l’enseignement et sur le fiasco de l’équipe nationale de foot en Coupe d’Afrique. Les jeunes Marocains d’aujourd’hui seraient égoïstes, gâtés, irresponsables, mais «c’est la faute aussi à leurs parents qui ont baissé les bras. A notre époque, on ne découchait pas sans avertir et on n’exigeait pas de nos parents des espadrilles dont le prix est équivalent à la moitié de leur salaire. J’ai commencé à bosser à 15 ans pour aider les miens», s’exclame Mustapha, 55 ans, marié et père de quatre enfants. «Ils ne veulent pas travailler, ils veulent gagner de l’argent, facilement et rapidement», enchaîne Khalid. «Ils sont les premiers à être présents aux festivals et a déambuler dans les infrastructures modernes comme le Morocco Mall depuis son ouverture», reprend Ahmed. C’est Mohamed, 60 ans, le plus âgé des chauffeurs de taxi rencontrés, et qui n’a jamais fréquenté l’école, qui fait la part des choses par rapport aux jeunes. Ces derniers, selon lui, sont «désorientés». Mais, nuance-t-il, «ceux des écoles publiques ne sont pas logés à la même enseigne que ceux des écoles privées. L’école publique produit des chômeurs. Ma fille, avec un master en économie, n’a pas trouvé de travail. Elle a beau envoyer des CV, sans résultat. Les fils de riches sont facilement casés». Tout en parlant de ces jeunes, Mohamed émaille ses propos de bribes de sa vie de jeunesse, pour nous signifier que les temps ont changé et que, fils de pauvres ou de riches, les jeunes de ce siècle comptent beaucoup sur leurs parents et ne veulent pas se prendre en charge. Lui, il n’a jamais été à l’école, ce qui ne l’a pas empêché de compter sur lui-même. «A 16 ans, j’ai quitté mon village, près de Sidi Bennour, pour venir à Casablanca, j’ai travaillé comme maçon, plombier, électricien. Et puis, j’ai ramassé un peu d’argent pour acheter une R12. C’est le premier véhicule que j’ai utilisé en guise de «taxi», mais comme “khattaf” (clandestin), avant de devenir un vrai chauffeur de taxi. Ça m’a tout de même coûté quelques séjours en prison». La santé est également un des sujets de prédilection des taximen. Khalid, l’ex-déclarant en douane, est intarissable sur le sujet : «Le mois dernier, raconte-t-il, j’ai emmené ma femme enceinte à l’hôpital public. Le médecin nous a dit qu’elle n’est pas encore prête pour l’accouchement. La voyant se tordre de douleur, je l’ai emmenée à l’hôpital Mohamed Sekkat au quartier Inara, là non plus, on ne veut pas d’elle. Je me retrouve chez une sage-femme en fin de compte. Alors, pitié, que l’on cesse à la radio et à la télé d’exhorter les femmes enceintes à aller accoucher dans les hôpitaux publics». A propos de ce même sujet, un autre chauffeur de taxi «n’espère pas grand-chose du nouveau gouvernement, même avec un homme du domaine à la tête du ministère de la santé. Seulement il ne va pas être pire que ses prédécesseurs…». Hafid, lui, propose même des solutions pour assurer les soins gratuits aux pauvres. Une sorte de solidarité impliquant toute la communauté. «Pourquoi pas une taxe sur les factures d’eau et d’électricité qui irait aux hôpitaux ?». Autre sujet d’actualité et de discussion par excellence, en cette période : l’équipe nationale de football. Les taxis drivers ont aussi leur idée sur l’équipe nationale de football (voir encadré). Comme tous les Marocains, ils espéraient vibrer avec leur équipe composée de «fausses stars», mais ce fut la douche froide. Alors les commentaires fusent et chacun y va de son analyse. «Ne remue pas le couteau dans la plaie, je t’en supplie. On accuse l’entraîneur de tous les maux, mais qui a choisi cet entraîneur ? Ce n’est pas non plus un problème de joueurs, c’est la fédération qui doit être jugée et sanctionnée», avance Zakaria. Un point de vue partagé par beaucoup de fans de l’équipe nationale, voire des ex-joueurs professionnels ayant défendu les couleurs nationales, à l’instar de Aziz Bouderbala. Toute la société, dont les chauffeurs de taxis, demande des comptes. «Gerets n’est pas fait pour l’équipe nationale, pourquoi ne pas appeler un coach marocain et des joueurs nationaux ? On se souvient que Baddou Zaki, avec un salaire bien moindre, a fait beaucoup mieux», enchaîne un autre chauffeur, tout en me priant de clore ce sujet. Mohamed, le sexagénaire venu de Sidi Bennour, ne comprend pas toute cette agitation autour de l’équipe nationale de football. «Mais le Maroc n’a jamais été une grande nation de foot», s’exclame-t-il, en me regardant droit dans les yeux, façon de me demander ce que je pense de son assertion. Et d’ajouter : «Quel titre a jamais remporté le Maroc dans toute son histoire ? Une unique Coupe d’Afrique des Nations, vieille de 36 ans, et une seule qualification au second tour de la Coupe du monde il y a 26 ans. Les Marocains sont des rêveurs, le Maroc n’ira jamais plus loin si tout le monde ne retrousse pas les manches…, en sport, comme dans tous les autres domaines», conclut-il. Beaucoup n’aimeraient pas entendre de tels propos, tellement leur passion pour l’équipe nationale est aveuglante. Ce n’est pas le cas de Hafid, qui va encore plus loin dans son jugement. Lui, il déteste le foot : «Ce n’est plus un sport au sens noble du terme, C’est une idéologie, une drogue… Je suis content qu’ils aient été éliminés au premier tour», dit-il rageur. Opinions : Si on n’a pas droit à une école et à un système de santé décents, le Maroc ira à sa perte C’est surtout l’école et la santé qui révoltent les chauffeurs de taxis. Mais là, ils ne font que mettre le doigt sur deux secteurs qui vivent un malaise que tout le monde connaît. «Une école pour les riches et une autre pour les pauvres, c’est injuste, on n’a pas connu ça à notre époque», s’insurge l’un d’eux, quinquagénaire et père de trois enfants, qui sont toujours à l’école, mais «pas celle dite publique, son niveau est des plus bas, je les ai inscrits au privé, du moins pendant le primaire car je veux qu’ils aient une bonne base au départ», répond-il. Sa femme travaille dans un collège, elle lui raconte des scènes «terribles» sur les élèves de nos jours. La dernière fois, à l’occasion des examens normalisés de janvier dernier, raconte-t-il, «Des adolescents armés de couteaux menaçaient les surveillants qui ne les laissaient pas copier. Des femmes, sous la menace, abandonnaient les classes et se réfugiaient dans le bureau du directeur. A ce stade, il va falloir appeler la police pour assurer la surveillance aux examens. Voilà où en est l’école publique, et l’état d’esprit des jeunes d’aujourd’hui», se lamente-t-il. Le système de santé n’est pas moins critiqué par nombre de ces chauffeurs de taxis : la gratuité des soins, dont «se gargarisent» les responsables, n’est qu’un leurre. C’est un secteur «gangrené par la corruption et ça s’aggrave». «Si on n’a pas droit à une école et à un système de santé décents, le Maroc ira à sa perte. Je prend des clients qui viennent d’autres villes, avec des rendez-vous ficelés à l’hôpital pour se faire consulter par des médecins spécialistes. Ils attendent plusieurs jours pour avoir droit à cette consultation, le comble est qu’ils n’ont nulle part où aller en attendant», s’indigne Khalid, 45 ans et père de cinq enfants. SOURCE WEB Par Jaouad Mdidech. La Vie éco