Environnementale et territoriale
La population urbaine ne cesse de croître. Ce qui engendre bien des bouleversements qu'il faut maîtriser. Un chiffre, un seul suffirait à donner la mesure et le rythme de l'explosion urbaine et de la croissance démographique : selon les experts d'ONU Habitat, le taux de croissance annuel de la population urbaine équivaut à une ville de 160 000 habitants qui apparaît chaque jour sur terre ! C'est dire si l'étalement urbain est important avec toutes les conséquences induites en termes de congestion de transports, de sécurité de risques sanitaires et naturels. Comment maîtriser ces bouleversements urbains ? Une première réponse est apportée dans les pays d'Europe du Nord avant d'essaimer dans d'autres régions : celle de la ville durable, l'écocité, qui avec des transports intégrés, une exploitation rationnelle des besoins énergétiques, une politique efficace de l'usage des sols, permet de maîtriser croissance urbaine et environnement. La ville durable, l'écocité, est au coeur de cet entretien réalisé avec Bernard Reichen qui a « acquis une réputation internationale dans les domaines de la reconversion des ensembles industriels, de la préservation et de la réutilisation des bâtiments anciens ainsi que de l'intégration de l'architecture contemporaine dans des contextes historiques ». En Europe, en Chine, au Maroc, il restructure et réalise en mettant en oeuvre la HQE (Haute qualité environnementale) des grands projets architecturaux et urbains. Il développe des projets appliqués à toutes les échelles d'intervention : nouveaux quartiers, nouvelles villes, plan d'aménagement de la Vallée du Bouregreg à Rabat, plan directeur de l'ancien aéroport d'Anfa à Casablanca, plans de développement touristique de Fez, Tétouan ou de la lagune de Nador. Il a fait le choix de travailler au Maroc qui vit, dit-il, une dynamique de transition et pour retrouver un lien conceptuel autour des techniques et de l'imaginaire de la Méditerranée. Il ne faut pas oublier, souligne-t-il, que « l'harmonie est née dans le bassin méditerranéen avec la pensée arabo-andalouse qui en était un des fondements. La médina entre le 7e et le 11e siècles est une véritable révolution dans ce sens. La Méditerranée qui a inventé l'art de vivre s'aperçoit aujourd'hui que l'écologie était en train d'échapper à son berceau d'origine. Il faut donc renouer avec l'écologie des climats tempérée qui convient à cette zone de confort régionale, très favorable pour le Maroc. Nous travaillons sur des projets au Maroc mais également sur les valeurs que nous allons défendre et que nous pourrions croiser entre elles. » Plus concrètement encore, l'architecte urbaniste décline ses conceptions sur la ville et la région de Casablanca promise à un bel avenir. Si les Casablancais souffrent aujourd'hui de mille et un maux de pollution, d'embouteillages, de sinistrose, il n'en sera pas de même dans trois ou quatre ans avec la mise en oeuvre du « Plan vert qui sera mis en oeuvre et qui va partir de la place de la Ligue arabe, passer par la place des Nations unies restaurée, et emprunter la cote qui sera un parc ». Dans cet entretien, Bernard Reichen, qui sait comment fonctionne la Suisse, un pays froid et calviniste qui est le sien, évoque les « changements qui se sont opérés au Maroc ces dernières années et qui se font avec une prise de conscience à la fois sociétale, environnementale et territoriale ». Il cite la pensée de Paul Ricoeur selon laquelle « le présent du passé, c'est la mémoire, le présent du présent, c'est l'action et le présent du futur, c'est l'attente ». Nous sommes aujourd'hui dans le présent du futur… en attente. --------------------------------------------------------------------------------------- «Le Maroc, à forte tradition urbaine, vit une dynamique sociétale, environnementale et territoriale» Dans cet entretien, Bernard Reichen qui sait comment fonctionne la Suisse, un pays froid et calviniste qui est le sien, évoque les «changements qui se sont opérés au Maroc ces dernières années et qui se font avec une prise de conscience à la fois sociétale, environnementale et territoriale». LE MATIN : Vous avez reçu de nombreux prix dont celui en 2005 du Grand Prix de l'urbanisme qui salue dans votre oeuvre «une attitude innovante, stratégique, à la fois réaliste et inventive, dans toutes les formes d'urbanisme aux différentes échelles territoriales au service d'une vision dynamique et moderne de la ville européenne durable.» Vous avez en fait développé le concept de l'«urbanisme territorial», placé à une échelle plus vaste que les projets d'urbanisme habituels. Quelles sont aujourd'hui les grandes tendances en matière d'architecture et qu'en est-il du Maroc ? Bernard REICHEN : Nous avons eu avec mon associé, cette année, le prix des Ecoquartiers. Un label a été créé sur les écoquartiers et écocités qui exprime une tendance forte en Europe. L'écoconception est également devenue une conception majeure au Maroc ces dernières années. J'ai été intéressé par le chemin qui a été pris en peu de temps, avec la Charte pour l'environnement et par la prise de conscience qui s'est opérée dans les milieux intéressés. L'éco conception ce n'est pas seulement consommer moins d'énergie et moins de carbone, c'est une façon de faire qui va changer l'urbanisme. Jusque-là, nous avons toujours travaillé dans des additions de logiques sectorielles. Dans un quartier, on réalise des zones d'aménagement concertées, quand on travaille sur un grand territoire, c'est la sectorisation qui devient la règle et c'est difficile de faire l'assemblage. C'est pour cela qu'au Maroc, le règlement d'urbanisme est resté attaché à l'idée d'un grand lotissement. Ce n'est pas encore un règlement urbain au sens de la cohérence urbaine, c'est une addition de bâtiment. Ce qui faisaient et font des lotissements ne sont pas maîtres des transports collectifs et on fait des villes qui sont encore faites pour la voiture. Il y a aussi, tout ce qui touche les usages. Avec les exigences actuelles, on a changé de catégorie. Dans les grands projets par exemple de la CDG, que ce soit pour la ville de Zenata, d'Anfa, de Fès, de Tétouan qui vont marquer de leurs empreintes les territoires où ils seront déclinés, il y a le paramètre environnemental, au sens de protection de la nature, de la maîtrise de l'énergie, de la mobilité qui est collective. L'institution marque par ces projets une tendance forte et donne du sens à la protection de l'environnement, l'économie des ressources, le recyclage et le développement de l'énergie propre. C'est l'écoconception, c'est faire une ville intelligente et faire en sorte que les habitants la pratique de manière intelligente et qu'ils adhèrent aux vertus d'un plan. Demandez aux gens de faire du vélo ou de marcher à pieds suppose des trottoirs et des voies cyclables. L'ambiance au sens environnemental a changé, il y a également l'ambiance au sens social et écologique ? Oui, tout à fait, il y a la question des usages, de la mixité dont il faut s'occuper dès la conception de la ville. On a travaillé en Chine dans ce sens avec la mentalité chinoise, mais nous travaillons beaucoup en Europe sur ces écocités dont la recherche est très avancée. Chemin faisant, je constate que toutes les conceptions écologiques actuelles sont issues de la pensée de l'Europe du Nord, en Allemagne, en Suède, au Danemark… Dans mon pays d'origine, la Suisse, je vois comment fonctionne un pays froid et calviniste avec un sens poussé de la responsabilité individuelle. On a l'obligation, de s'isoler du froid et de se protéger de son milieu et l'écologie c'est justement l'art de vivre en harmonie avec son milieu. Mais ce qu'il ne faut pas oublier, c'est que l'harmonie est née dans le bassin méditerranéen avec la pensée arabo-andalouse qui en était un des fondements. La médina entre le 7e et 11e siècles est une véritable révolution dans ce sens. La Méditerranée qui a inventé l'art de vivre s'aperçoit aujourd'hui que l'écologie était en train d'échapper à son berceau d'origine. Il faut donc renouer avec l'écologie des climats tempérée qui convient à cette zone de confort régionale, très favorable pour le Maroc. Nous travaillons sur des projets au Maroc mais aussi sur les valeurs que nous allons défendre et que nous pourrions croiser entre elles. Un des laboratoires de l'écologie, c'est le projet de Marchika près de Nador qui va complètement changer le paysage de la région avec la transformation de la lagune. Un mot sur ce projet ? Notre formule pour ce projet, c'est «Développer pour protéger et protéger pour développer». Le développement et la protection sont deux mêmes faces d'un même problème. Les travaux préliminaires sont avancés, il y a eu l'ouverture de la lagune et la régénération de l'eau par la station d'épuration d'eau usée qui est spectaculaire. Il y a aujourd'hui au Maroc, une volonté de créer des pôles touristiques mais en harmonie avec l'exigence environnementale. Exigence environnementale que l'on retrouve également dans des projets de création de villes nouvelles comme Zenata par exemple ? Zenata, c'est un cas d'école parce que le projet apparaît dans les plans d'urbanisme en 1950. Il apparaît au moment où Ecochard prend la succession du plan urbain. C'est le moment où Casablanca devient ville et c'est l'automobile qui sert de relais d'extension. On voit apparaître les voies rapides, l'autoroute. Il y a également un plan qui explique que l'on va faire la zone industrielle, le port qui se développe par arches successives. En fait le projet ne s'est pas fait, parce qu'il y avait une zone inondable qui a contrarié les différentes implantations. Aujourd'hui la ville de Zenata, c'est 300 000 habitants, 100 000 emplois, 30 000 habitants à reloger sur place, des cabanes, des lignes de tension… un port sec et un trafic important de camions. On ne peut pas dessiner une ville de cette grandeur, on a inversé le problème pour travailler sur 1650 hectares opérationnels et 250O hectares sur la commune d'Aïn Harrouda, territoire qu'il faut développer pour ses propres valeurs et par rapport aux valeurs de Casablanca. C'est le territoire qui se prépare à accueillir la ville, on décide la connexion des réseaux de tramway, le tracé du nouveau RER, on fabrique les conditions qui permettront à une ville de s'installer. Avec des bureaux d'études, on a fait de l'eau une richesse avec un ensemble de bassins de rétention aménagés des lacs d'infiltrations et d'écoulement lents en repoussant les risques de l'innondabilité qui augmenteront avec les épisodes orageux plus fréquents et plus violents. C'est la même thématique d'hydrologie et d'espaces naturels que nous avons abordés à Montpellier et dans le sud de la France avec un autre sujet qui est celui de la ville bioclimatique où les parcs participent à la qualité de la ville et fabriquent des îlots de fraîcheur. Nous aurons ainsi une vingtaine d'unités de vie qui s'installeront dans un espace naturel. Casablanca a connu son âge d'or avec de grands architectes comme Henri Prost, les frères Perret, Albert Laprade, Ecochard, Zevaco. Le chantier est toujours ouvert et vous-même vous travaillez sur de grands projets ? Nous travaillons sur le projet de Zenata, sur le projet d'Anfa qui est en phase opérationnel avec les premiers prototypes et tranches d'architecture, sur le projet Nassim sur l'Oued Bouskoura qui est un site de développement et de relogement qui sera bien desservi par le tram et la gare de connection avec le TGV qui est prévue et sur le projet de l'Avenue Royale, de la Corniche et d'El Hank. Notre idée de fond, c'est que ce n'est plus l'automobile qui dessine la ville, mais les transports publics avec une continuité naturelle. L'Avenue Royale, ce n'est pas une route, c'est un jardin et le premier «tronçon», le premier axe, c'est un parc. On voudrait construire un parc linéaire depuis le parc de la Ligue arabe, jusqu'à la place des Nations unies et de cette place jusqu'à la Mosquée et de la Mosquée jusqu'au Phare. L'essentiel de la corniche est vu comme un grand parc côtier. Parmi les bâtiments existants, il y en a qui impose la démolition ou la remise à niveau, il y a aussi beaucoup de bâtiments intéressants art déco, bâtiments anciens de petits quartiers qui ont eu une histoire. L'enquête patrimoniale que nous avons réalisée croise celle de Casa Mémoire et il y a une dizaine d'hectares représentés par des bâtiments patrimoniaux qui représentent une histoire. Il y a aussi un désenclavement visuel à réaliser pour dégager les vues et créer un effet extraordinaire. A terme, c'est un plan vert qui sera mis en œuvre qui va partir de la place de la Ligue arabe, passer par la place des Nations unies restaurée, et emprunter la côte qui sera un parc. On revient à notre idée centrale, d'urbanisme territorial qui prend en compte, à des échelles pertinentes, toutes les composantes du développement durable ? L'urbanisme territorial c'est à la fois la mobilité, des continuités naturelles et l'imaginaire urbain. A Rabat, ce qui est extraordinaire, ce sont les horizons. A Casablanca, il y a aussi des horizons qu'il faut dég ager et protéger. Nous sommes à un bon moment de réflexion de cet urbanisme territorial que vous évoquez. Avec l'évolution des modes de vie, le réchauffement climatique, nous sommes en train de réinventer des modes de vie et des rythmes qui reprennent le thème des saisons. C'est ainsi que j'ai proposé pour Tanger d'accentuer fortement l'idée de la capitale d'hiver, villégiature par opposition à l'idée de la ville touristique. L'avenir, au-delà des villes territoires c'est aussi les mises en réseaux. Avec Mr Laftit et les équipes de la société d'aménagement du port, nous travaillons sur le réaménagement de l'ancien port. Le Souverain a lancé récemment le projet de port de pêche et l'avant-projet architectural sur l'ensemble du port réalisé avec une commission internationale et des architectes marocains sera prêt vers la mi-2012. Il faut savoir que c'est là une tradition à Tanger d'associer des équipes internationales comme au concours qui avait eu lieu en 1948. Aujourd'hui, c'est l'idée de fabriquer un casting méditerranéen avec des architectes venus d'Istanbul, d'Athènes, de Gênes, de Barcelone … On a assisté ces dernières années dans le cadre d'une nouvelle stratégie des villes à un engagement des acteurs de la ville vers un développement durable avec une mise à niveau des villes et une évolution des fondamentaux de l'action publique en direction de la ville. Quel regard portez-vous sur ces évolutions ? Ce qui est intéressant, c'est le changement. Au Maroc, il y a une tradition urbaine, il y a aussi une dynamique et un espace de réflexion territorial et écologique. On vit un moment de transition, on le constate de visu et mon idée est de retrouver un lien conceptuel autour des techniques et de l'imaginaire de la Méditerranée Depuis la Seconde Guerre mondiale et dans le mouvement moderne, on a imaginé un espace idéologique et on a fait de l'urbanisme à partir des certitudes, comme les grands ensembles. La différence aujourd'hui, c'est que nous passons d'un principe idéologique à un principe systémique. On revient aux vertus des villes anciennes, mais un système pour avoir des chances de survivre doit intégrer, dans sa conception, des modes de correction. Cela veut dire qu'il faut être capable de corriger ses erreurs. Ce n'est pas actuellement la pensée la mieux répartie, car on aime bien faire des plans que l'on applique. Or, le plan c'est des flux de l'eau, le flux des personnes, il faut donc commencer par analyser les flux, les continuités végétales, la qualité des sols. Après, il faut laisser place à l'imaginaire. Une ville, c'est des horizons. Quelqu'un qui habite à 3 km de la mer, doit sentir la mer, il faut donc des couloirs végétaux, il faut créer les conditions sensibles et physiques du fil de l'eau et de la ville. Ensuite, on travaille la théorie des équilibres territoriaux entre le plein et le vide, entre les espaces verts et les voiries, trottoirs et espaces publics, entre les densités et les hauteurs, entre le rendement des équipements par exemple de transport et la compacité de la ville. L'analyse de compacité permet de mieux rentabiliser les écoles, les équipements et d'équilibrer l'ensemble, car trop de densité, c'est une pathologie, pas assez de densité l'est également. En fait, la question que l'on doit se poser c'est comment, avec un système d'équilibre, on peut obtenir des villes territoires différentes avec des règles environnementales ? C'est toute la question qui se pose dans une région encore vierge qui est celle du Nord et à laquelle on a longuement tourné le dos avant de la prendre en compte ? Sur la côte nord du Royaume, il y a un axe de communication qui permettra de mettre les villes en réseau. C'est un peu comme la Suisse où on a inventé la montre et aboli le temps, la Suisse qui est un petit pays et qui est devenu une grande ville. Depuis 20 ans, tous les transports sont séquencés, ce qui veut dire que l'on a deux types de gares A et B. Dans les gares A, les trains partent toutes les demi-heures ; dans les gares B, les trains partent tous les quarts d'heure. Quand on aura le séquençage du TGV sur la côte, de Tanger à El Jadida, on aura un seul territoire qui a été jusque-là protégé et qui a aujourd'hui une valeur sûre qu'il faut développer. Dans cette région, l'avenir n'a pas été hypothéqué et les générations actuelles peuvent l'inventer, ce qu'elles font. Le mode d'échange, c'est la continuité des récits urbains. Paul Ricoeur disait que le présent du passé, c'est la mémoire, le présent du présent, c'est l'action et le présent du futur, c'est l'attente. L'action se situe dans ce moment. Dans ce moment, je vois les changements au Maroc qui se sont opérés ces dernières années et qui se font avec une prise de conscience à la fois sociétale, environnementale et territoriale. SOURCE WEB Par Farida Moha Le matin : 05 - 01 - 2012