Qui gouverne le Maroc ?
Dans un contexte de crises et de conflits, l’étude du leadership politique revêt une importance capitale, car elle permet au moins d’éclairer les problématiques de fond qui caractérisent le système politique marocain. Parmi celles-ci, on peut évoquer les modes de gouvernabilité, les modalités de distribution de l’autorité et de la prise de décision, les avatars de la modernisation des institutions, le relâchement du « lien social » entre gouvernants et gouvernés, le déclin de la participation politique, la montée des mouvements sociaux, la recrudescence des radicalismes et des extrémismes de tout bord.
Cet ouvrage propose une analyses systématique du leadership politique, en scrutant l’itinéraire des acteurs concernés, leur capacité à diriger les autres, les conditions d’acquisition de cette capacité à la fois du point de vue de la compétence et de la reconnaissance par les groupes de soutien et de votants.
Il s’interroge également sur l’identité politique des acteurs qui gouvernent, qui sont détenteurs du pouvoir décisionnel, notamment dans les grandes villes du Maroc. Cette identification est présentée à travers l’analyse de leur carrière politique, leur mode de recrutement, leurs ressources, leurs comportements, leurs stratégies d’action, leurs réseaux d’influence, leurs cultures et idéologies politiques.
Cette étude s’insère dans l’ensemble des travaux qui tentent d’explorer le problème de l’influence dans des configurations politiques hybrides et composites sous deux angles différents. D’une part, il s’agit de déterminer les facteurs décisifs de l’influence exercée par ces « meneurs » sur les choix et les priorités des followers au sein de la cité. D’autre part, identifier les forces manifestes, mais aussi latentes, qui influent sur le processus décisionnel au sein de la collectivité.
Une telle recherche investit un espace entièrement inexploré par les sciences sociales, à la différence des études portant sur la vie politique au Maroc qui ont privilégié l’analyse du « pouvoir » et de « l’autorité » ou bien la description des « élites »patrimonialistes, tribales, religieuses ou ethniques. L’intérêt de ce travail est double :
- Il permet de mieux comprendre le phénomène de leadership à partir de l’analyse du processus décisionnel local dans la ville ;
- Il contribue à mesurer le degré de démocratisation du système politique dans son ensemble.
Plusieurs questionnements y trouvent des éléments de réponses : dispose-t-on d’un leadership capable d’initier un processus de démocratisation du système politique? S’il existe bien des leaders à même de mobiliser le soutien nécessaire pour mener à terme des réformes au sein du gouvernement local ? Est-on face à un système politique de type « totalitaire » où un chef détient les pleins pouvoirs et exerce le plus grand impact sur la prise de décisions ? Quels sont les facteurs qui déterminent l’influence exercée par les élus locaux sur les choix des partisans lors de la prise de décisions au sein de la cité?
L’enquête rigoureuse menée par l’auteur sur le terrain, durant près d’une décennie, lui permet d’analyser le leadership politique, les ressorts de son exercice au sein du gouvernement. Pour cela, l’auteur décrypte la relation des leaders, avec leurs soutiens et leur environnement ; relation marquée en principe par la compétition idéologique et la polarisation des conflits. Le leadership est alors révélé comme un processus réciproque de persuasion mené par des personnes qui parviennent à mobiliser des ressources économiques, politiques et autres en vue de réaliser des buts indépendants ou tenus mutuellement par les leaders et leurs partisans.
Pour cerner son sujet de recherche, un protocole de recherche a été établi à plusieurs niveaux : individuel, analysant des profils sociologiques culturels et politiques des conseillers de la ville ; structurel pour rendre compte du contexte historique, politique et social du leadership local ; politique étudiant le comportement et les attitudes lors des prises de décisions et symbolique pour dégager les styles et analyser les discours identitaires et la diffusion des idéologies.
Le leadership politique au Maroc est analysé à l’aide d’un modèle théorique qui met en évidence deux conclusions principales : la première renvoie à une personnification de l’influence qui s’explique par la théorie de l’autorité de Max Weber, mettant en relief les qualités exceptionnelles d’un « grand homme » ou d’une « autorité providentielle ». La deuxième est inhérente à l’émergence progressive et irréversible d’un leadership religieux de type réformiste, qui met à profit l’existence de tensions autour des valeurs vécues par la société marocaine.
À partir d’une étude de cas approfondie, menée au sein de la ville de Casablanca, l’auteur conclut que le Maroc ne dispose pas de leaders politiques à même de conduire un processus réel de démocratisation. Ce constat s’explique principalement par la persistance de notabilités traditionnelles et de réseaux clientélistes et népotiques, un désengagement des partis politiques, des syndicats et de la société civile, un interventionnisme du pouvoir central incarné par le Makhzen, une hégémonie de la bureaucratie administrative et une centralisation de la prise de décisions, un effacement des stratégies de légitimation (followership) et de marketing politique, une absence d’agenda ou de projet politique, une décrépitude de l’action locale, une polarisation des conflits, un manque de cohésion et une prééminence d’un leadership inhérent au « culte de la personnalité ».
Cette conclusion est nuancée toutefois par certaines tentatives de leadership qui surgissent, sporadiquement, à travers les comportements de chefs politiques qui tentent d’influer le cours de certaines décisions (gestion déléguée des services publics, vente et consommation d’alcool, organisation des festivals artistiques…).
Dans un contexte polyarchique, l’étude atteste surtout de l’émergence d’un leadership islamiste réformiste mené, subrepticement, par le Parti de la justice et du développement (PJD), soutenu par des « entrepreneurs politiques » et contrôlé vigoureusement par la monarchie. Selon l’auteur, cette influence s’explique en grande partie par la centralité de certaines ressources politiques telles que la fortune, le standing social, l’ancrage local et les réseaux de relations népotiques et familiales. La force et la popularité des leaders islamistes résident justement dans leur engagement, non sans difficultés, dans un processus de modernisation politique, qui passe initialement par la mobilisation de ces ressources stratégiques pour l’élaboration et la diffusion d’un discours identitaire.
À l’ère du « Printemps arabe », cet ouvrage atteste indéniablement de l’émergence au Maroc d’un leadership islamiste réformiste dans un système politique hybride imprégné par le culte de la « personnalité providentielle ». Dans un contexte de réformisme prudent et progressif, diligenté par la monarchie, le PJD, au pouvoir depuis 2011, se présente comme un acteur de stabilisation d’un système politique qui a affronté une vague de protestations, initiée par le Mouvement du 20 Février.
La montée en puissance du PJD est expliquée ici par l’engagement de ce dernier, depuis déjà un peu plus de deux décennies, à mener subrepticement, bon gré mal gré, une entreprise de sécularisation différente de celle de l’AKP turc attaché à la laïcité kémaliste. Cela se traduit, par des tentatives sporadiques de modernisation politique, qui empruntent de plus en plus des logiques utilitaristes, voire populistes articulées parfois avec un référentiel de valeurs morales et religieuses.
Le 20 Juillet 2015
SOURCE WEB Par Libération Ali Cherkaoui
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