SCAF : victoire française, vigilance dans la durée et vision stratégique de long terme
Le PDG de Dassault Aviation Eric Trappier a annoncé jeudi dernier qu'un accord avait été trouvé avec Airbus pour débloquer le programme d'avion de combat européen (SCAF). Le groupe Vauban analyse les conséquences de cet accord et tire les perspectives sur la coopération franco-allemande.
Dans le vocabulaire allemand, en effet « partenaire » veut dire « co-décisionnaire », « partage » de la propriété intellectuelle voulant dire « pillage » de l'héritage technologique, « coopérer » n'est pas toujours synonyme d'« exporter»... (Crédits : Reuters)
Victoire française, capitulation allemande
Victoire française, la signature de la phase 1B l'est incontestablement. Le camp allemand, tant étatique qu'industriel, a capitulé après dix-huit mois de tensions sur l'ensemble des points fondamentaux sur lesquels il s'accrochait sans raison ni argument mais avec beaucoup d'arrière-pensées. La capitulation allemande est en effet nette et sans appel sur trois points essentiels.
Premièrement, face à la résistance de l'avionneur, l'État français a enfin pris au sérieux le rôle que l'accord franco-allemand du 13 juillet 2017 lui a assigné, à savoir l'exercice plein et entier de la maîtrise d'ouvrage du programme. Il se revendique enfin « chef de file du programme ». Ce rôle est tout sauf anodin comme le rappelle le ministre de la Défense dans une lettre écrite le 26 novembre à quelques parlementaires et rendue publique pour bien en renforcer les termes : « nous veillons à chaque instant à nous assurer de la compatibilité de ce programme avec nos intérêts stratégiques, incluant donc notre souveraineté technologique et industrielle, non sans lien avec les forces aériennes stratégiques et la force aéronavale nucléaire ».
Deuxièmement, comme le rappelle là aussi la lettre du ministre, « le rôle central de Dassault Aviation dans le projet SCAF est essentiel ». Ce rôle est celui d'un maître d'œuvre totalement souverain sur le projet : en ce sens, l'avionneur national aura réussi, par sa résistance, à imposer un modèle de coopération européenne proche de celui du drone de combat nEURon, c'est-à-dire un maître d'œuvre qui pilote des équipementiers compétents et non un modèle qui a donné des catastrophes industrielles comme l'Eurodrone où tout est trop long, trop cher, trop lourd et inexportable ; le modèle du « co-co-co » où chacun des trois partenaires se mêle de tout sans être responsable de rien est le pire de tous : il n'aboutit à rien et mécontente tout le monde, armées, gouvernements et industriels.
De mauvaise foi de bout en bout, l'Allemagne n'aura eu pourtant de cesse de contester la place de Dassault dans l'organisation du programme alors qu'elle la revendiquait avec aplomb pour Rheinmetall dans le projet de char de combat, dans un surprenant déséquilibre des formes... Dans le vocabulaire allemand, en effet « partenaire » veut dire « co-décisionnaire », « partage » de la propriété intellectuelle voulant dire « pillage » de l'héritage technologique, « coopérer » n'est pas toujours synonyme d'« exporter»... Il est bon que l'Allemagne ait eu en face d'elle une résistance de bon sens qui remet le programme sur ses rails et lui évitera la litanie des catastrophes à laquelle elle est si habituée et qui explique l'état déplorable de ses forces armées : surcoûts, sous-performances et retards de la presque totalité de ses programmes d'armement. Le ministre de la Défense dit la même chose avec d'autres mots : « le programme SCAF devra être aussi soutenable financièrement, avec un modèle économique et industriel robuste ». Le contribuable allemand pourra remercier Dassault...
Troisièmement, l'exportation. Le ministre assure que « notre capacité à exporter cet avion vers nos partenaires, notamment dans l'Indopacifique, est une donnée d'entrée connue de l'Allemagne et de l'Espagne, sur laquelle nous ne reviendrons pas ». Cette affirmation qui est une claque à directe à Mme Neumann, la croisée anti-française de la campagne anti-exportation, semble confirmer là aussi une capitulation allemande amorcée dans les discours de Mme Lambrecht (le 12 septembre) et du Chancelier Scholz (le 16 septembre) d'autant plus remarquable qu'elle est la décision d'une coalition décidée à conduire une politique restrictive sur l'exportation d'armement. On ne sait quel pays, dans l'Indopacifique visait le ministre, mais il est évident que la France doit exporter au Proche-Orient et Moyen-Orient et en Asie, ses marchés traditionnels, sans restriction.
Au bilan, l'Allemagne aura donc capitulé devant la résistance opiniâtre française. Cette capitulation n'aura jamais dû avoir lieu si l'Allemagne, à l'instar du Royaume-Uni, avait eu plus de pragmatisme et moins d'idéologie.
Vigilance face aux finasseries allemandes
Néanmoins, compte tenu des trahisons allemandes (dans le spatial et l'avion de patrouille maritime) et de ses cavaliers seuls (Tigre MkIII, défense sol-air) et de l'instabilité de la coalition, voire de la scène politique allemande, un revirement allemand est toujours possible : c'est pourquoi la vigilance dans la durée s'impose. L'Allemagne n'a pas renoncé de gaieté de cœur à trois de ses revendications. A l'avenir, elle pourrait être tentée de reprendre ce qu'elle a concédé. Comme en 1918, où, pour détricoter le Traité de Versailles honni, elle a « finassé » (pour reprendre le terme du Chancelier Stresemann dans sa lettre fameuse au Kronprinz de septembre 1925), elle pourrait demain être tenté de « finasser » de nouveau.
Comment ? Plusieurs leviers s'offrent à elles. D'abord la Commission du Budget du Bundestag, vrai lieu du patriotisme industriel allemand, qui ne manquera pas de lier, comme elle l'a fait récemment, avancée de l'avion de combat et progrès du char de combat. A elle seule, cette condition, déjà émise en juin 2019 dans une lettre comminatoire à Mme von der Leyen, alors ministre de la Défense, démontre que le Bundestag n'y connaît rien en matière d'armement et de conduite de programmes d'armement mais tout à la défense catégorielle de Rheinmetall...
Son exigence d'obliger le gouvernement à consolider l'industrie de défense terrestre allemande, c'est-à-dire en pratique de fusionner les deux frères ennemis du secteur - Krauss-Maffei Wegmann et Rheinmetall - achève de la décrédibiliser tant l'objectif est irréaliste. Réclamant pour Airbus dans le SCAF un rôle qu'elle dénie à Nexter dans le MGCS, cette commission hors-sol et dogmatique peut, si elle le souhaite, hypothéquer par des exigences nouvelles, la politique de défense française, au moins dans sa dissuasion aéroportée et sa dimension aéronavale. Le ministre de la Défense français en a-t-il conscience ou sera-t-il l'Aristide Briand de Scholz ?
Ensuite, l'État profond allemand, c'est-à-dire tous ceux qui ont toujours refusé la coopération avec la France - direction politique du ministère de la Défense et Kommando Luftwaffe à Berlin, BAAiNBW de Coblence - n'a pas dit son dernier mot. Il a déchiré les accords spatiaux de Schwerin de 2008, imposé par deux fois (en 2018 puis en 2022) le choix du F-35A au nom de la mission nucléaire de l'OTAN, rompu le projet d'avion de patrouille maritime, stoppé net la modernisation du Tigre. Chacune de ces décisions est soit un cadeau à l'industrie américaine soit à l'industrie allemande, mais jamais à la France. Il serait très étonnant que cet État profond allemand qui, depuis juin 1963, a si consciencieusement torpillé la coopération de défense avec la France, ne soit pas tenté de rééditer un de ses coups bas devant lesquels les décideurs politiques allemands s'effacent si lâchement et si facilement.
Là aussi, les biais sont multiples : sur-spécifications qui alourdissent le poids de l'avion et en surenchérissent le coût, commandes additionnelles de F-35 asséchant les budgets et les appétits, chicaneries sans fin sur l'organisation, menaces d'alternatives, etc. Le ministre des Armées français dispose-t-il vraiment des moyens d'anticiper un brutal revirement de la part d'un partenaire allemand si versatile ?
Enfin, si la Défense et la Chancellerie sont revenues à la raison sur l'exportation, qu'en sera-t-il du ministère de l'Économie qui est chargé de rédiger la future loi sur l'exportation ? Que feront les Verts, déjà secoués d'avoir dû avaliser des exportations vers l'Égypte, l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU), au nom, - déjà - de la coopération européenne ? Que fera Mme Neumann, elle qui a si soigneusement ciblé la France dans toutes ses attaques ? On a peine à croire qu'ils accepteront ce que M. Scholz leur demande, c'est-à-dire d'être enfin réalistes et non plus idéalistes. Comment le ministre des Armées français qui s'est engagé sur ce point très imprudemment dans une lettre rendue publique, pourrait-il garantir à l'industrie française l'exportabilité totale du futur avion de combat dans les décennies à venir sans un nouvel accord Debré-Schmidt, voté cette fois par le Bundestag ?
Une Vision stratégique à ne pas perdre de vue
On le voit : rien n'est réellement garanti et les assurances du ministre, étranger aux réalités allemandes, de peu de poids. C'est pourquoi seule la poursuite d'un plan B peut apporter paradoxalement un gage de crédibilité au projet actuel. Concrètement, de quoi s'agit-il ?
D'abord de financer des études en vue d'un plan B national : le Sénat a ouvert la voie qui est excellente. Compte tenu de l'importance de la double dimension, nucléaire et aéronavale, du futur avion, « explorer la faisabilité d'un plan B national » est nécessaire pour « anticiper une éventuelle impasse des négociations ». Si ce n'est aujourd'hui, demain ou après-demain, c'est la voie de la sagesse. Ensuite, en poursuivant naturellement l'évolution du Rafale, de standard en standard, afin de le faire évoluer vers un Rafale de plus en plus connecté et de plus en plus lourd. Compte tenu des retards du projet bilatéral et de l'importance de la supériorité aérienne dans la doctrine française de haute intensité, c'est là aussi la voie de la sagesse même.
Enfin, tant l'évolution du Rafale que la succession du nEURon doivent aiguiller les études nationales vers la vraie révolution stratégique, celle qui assurera, par un avion spatial, la supériorité aérienne française dans le haut-atmosphère et le bas-spatial. Là et seulement là sont la vraie rupture, la vraie frontière, le vrai défi. Le SCAF est décidément un avion trop court.
En conclusion : si tu veux le plan A, prépare le plan B
Personne ne croit ou ne peut faire croire décemment que le SCAF sera un long fleuve tranquille. Si l'Allemagne sera tentée, par une pente naturelle constatée si souvent dans son Histoire contemporaine, de reprendre « en finassant » ce qu'elle a actuellement concédé, la position de la France, elle, tient bien moins de « l'engagement » (pour reprendre l'expression du ministre dans la lettre du 26 novembre) que de l'apaisement : qu'a-t-elle fait quand l'Allemagne a déchiré les accords spatiaux de 2008 ? Rien. Qu'a-t-elle dit au moment de la rupture du projet d'avion de patrouille maritime ou de l'abandon du Tigre ? Rien. L'apaisement conduit à la défaite.
SOURCE WEB PAR LATRIBUNE
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