Silicon Amman Jordanie
Pour un peu, on se croirait dans l'une de ces start-up stars de la côte Ouest des Etats-Unis. Toboggan en guise d'escalier, table de ping-pong au sous-sol, citations aux murs, mobilier rétro design, jeunes en jean et baskets... Chez Oasis 500, tous les codes sont scrupuleusement respectés, sans oublier les poufs. Ils trônent un peu partout dans les "espaces rencontres", les coins "réflexion", les salles "relaxation"... Comme une preuve ultime degeekitude.
Sauf que 12 000 kilomètres séparent la Silicon Valley de la Silicon Wadi("vallée" en arabe). C'est ainsi qu'a été officieusement baptisée Amman, la capitale de la Jordanie, "plaque tournante des nouvelles technologies au Moyen-Orient", s'enthousiasme Usama Fayyad, 48 ans, le président exécutif de l'incubateur Oasis 500 (aide à la création d'entreprises), créé il y a trois ans. Boule à zéro, carrure de basketteur et débit mitraillette, l'homme est une pointure du Web mondialement reconnue, notamment pour avoir été vice-président de Yahoo !. Cela fait maintenant cinq ans que ce docteur en informatique, diplômé de l'université du Michigan, a regagné sa patrie d'origine, convaincu de son potentiel.
Amman se place au dixième rang mondial des villes les plus en vue pour démarrer une start-up, selon le classement 2012 dressé par Finaventures (société de capital-risque basée en Californie). Usama Fayyad entendconserver cette avance et veut donc faire vite. "Seulement 1 % du contenu sur le Web est en arabe, mais 75 % de cette production provient de Jordanie, souligne-t-il. Les perspectives de développement sont immenses." Son objectif : aider 500 entreprises à se lancer sur la Toile d'ici à 2016. Il est encore loin du compte. Leçons de musique en ligne, sites d'immobilier, d'organisation d'événements, solutions de paiement sur Internet, vente de vitamines... Une soixantaine de projets – dont 30 % portés par des femmes – ont pour l'instant bénéficié d'un coup de pouce.
UN AVENIR HIGH-TECH
Planté au milieu d'un terrain vague, le King Hussein Business Parkressemble à un décor de cinéma. Immaculé, au point de se demander s'il y a quelque chose derrière les façades. C'est dans ce complexe de 32 immeubles flambant neufs que le siège d'Oasis 500 est installé, aux côtés de géants tels que Microsoft, Cisco Systems, Samsung ou Hewlett-Packard. Vitrine de la Silicon Wadi, cet ensemble de bâtiments, qui devait au départ abriter le QG des forces armées jordaniennes, a été reconverti au dernier moment par le roi Abdallah II de Jordanie. Désertique, dépourvu de richesses minières (à part d'importantes réserves d'uranium), important la quasi-totalité de ses besoins énergétiques, et surendetté, le royaume mise sur un avenir high-tech. "Ce que nous avons de plus précieux ici, c'est le capital humain,insiste Omar Al-Sharif, directeur marketing d'Oasis 500. Nous n'avons pas d'autre choix que de créer nos propres emplois pour nous en sortir." Fini le temps où le gouvernement et l'armée garantissaient aux jeunes un emploi à vie, les pouvoirs publics dégraissent.
Depuis 2009 et l'acquisition par le géant américain Yahoo ! du portail jordanien Maktoob.com (pour un montant évalué par Bloomberg à 175 millions de dollars, soit 133 millions d'euros), le pays met les bouchées doubles. A commencer par le roi. Cela fait maintenant plusieurs années qu'il consulte les experts (dont Usama Fayyad), multiplie les aides au développement des start-up, finance des cursus universitaires spécialisés dans les nouvelles technologies et met son réseau au service des entrepreneurs. Son épouse, la reine Rania, tweeteuse avertie, qui compte plus de 2,8 millions d'abonnés, enchaîne les apparitions publiques comme au Tech Tuesday, qui réunit, les premiers mardis de chaque mois, tous les acteurs du secteur. Elle a également donné son nom au centre pour l'entrepreneuriat, créé dès 2004 au sein de l'Ipark, un incubateur désormais entièrement consacré aux technologies de l'information et aux énergies renouvelables, financé à hauteur de 200 000 dollars par an par le gouvernement.
"Amman détient la meilleure combinaison, juge Yousef Shamoun, 33 ans, PDG du site de recherche d'emplois Akhtaboot. Le secteur est en pleine croissance, le réseau Internet est performant et le niveau d'éducation des jeunes très élevé. Sans compter que c'est beaucoup moins cher de selancer ici qu'à Dubaï, par exemple, où tout est hors de prix, l'immobilier comme les mises de départ." Et aujourd'hui, les Jordaniens les plus fortunés, qui investissaient traditionnellement dans la terre et la pierre, se convertissent peu à peu à la Net économie. D'autant que le nombre d'utilisateurs d'Internet a triplé au Moyen-Orient entre 2010 et 2012, pouratteindre plus de 45 millions, selon la Dubai School of Government.
TERRE D'ACCUEIL VIRTUELLE ?
Il y a deux ans, le "printemps arabe" a mis un coup d'accélérateur aux ambitions du roi. Et a permis à des sites tels que Kharabeesh ("gribouillis" en arabe), créé en 2008, de s'imposer sur la Toile. Parmi les courtes vidéosd'animation humoristiques créées par ce collectif d'artistes : le dictateur tunisien déchu Ben Ali, qui, depuis son avion privé, se cherche un point de chute ; Hosni Moubarak, dans une série intitulée "Moubarak est grand", qui cueille les pétales d'une fleur une à une, en prononçant "Akhla, makhla, akhla, makhla..." ("Je reste, je m'enfuis, je reste, je m'enfuis...") ; l'ex-leader égyptien encore, furieux contre Ben Ali et le rendant responsable des contestations... Publiées sur YouTube en 2011, certaines vidéos ont été vues par plus de 2 millions d'internautes. Propulsant le fondateur de Kharabeesh, Wael Attili, 33 ans, au rang de superstar du Web, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord particulièrement.
Difficile de croire qu'un garçon aussi réservé ait pu faire autant de bruit. Long visage émacié, silhouette chétive, timbre sourd, il a cette allure d'éternel adolescent mal dans ses pompes. "Evangéliste de YouTube",comme il se décrit lui-même, Wael Attili compte aujourd'hui 45 salariés, 90 chaînes sur la plate-forme de partage de vidéos et 21 millions de vues en moyenne chaque mois. "Le "printemps arabe" a joué un rôle important car il nous a poussés à créer du contenu en arabe", résume-t-il. "Et lorsque certains pays ont bloqué les sites tels que Facebook, les jeunes sont venus chez nous", confirme de son côté Majied Qasem, PDG du réseau social d1g. Pays politiquement stable et allié des Occidentaux, "la Jordanie est la porte d'entrée idéale pour pénétrer le marché du Moyen-Orient", renchérit Rasha Manna, directrice générale d'Endeavor Jordan, réseau internationalde soutien aux start-up, dont le QG est à New York, et qui a pris Kharabeesh sous son aile.
La Jordanie, terre d'accueil virtuelle des réfugiés du Web ? Pas si sûr. Question politique, Wael Attili fait désormais profil bas : "Nous avons été accusés de rouler pour les francs-maçons, d'être téléguidés par le Mossad[les services secrets israéliens], d'être payés par les Américains... La nouvelle génération comprend ce que nous faisons, mais l'ancienne se sent vite insultée par notre ton sarcastique." Prudent, il joue désormais l'autocensure. Pas question de faire de l'humour au sujet du leader syrien, Bachar Al-Assad. "Il y a un an, j'avais commencé sur ce thème, mais tout ce que je fais est très vite instrumentalisé, raconte le caricaturiste politique vedette de Kharabeesh, Omar Al-Abdallat, 34 ans. Je ne veux pas que mes dessins fassent partie de ce bain de sang." Il ne reste cependant jamais très loin de l'arène politique. L'un de ses personnages-phares, baptisé The Leader, est un dictateur à moustache. Quant au chat Awad, qui représente un citoyen jordanien pauvre, grande gueule et trublion, s'il prend soin de ne pas moquer le roi lui-même, il n'épargne pas sa politique. "C'est difficile d'être dessinateur en Jordanie", confie Omar Al-Abdallat. Et ça risque de l'être encore davantage.
Le 12 juin dernier, plusieurs dizaines de journalistes jordaniens ont manifesté à Amman contre la décision du gouvernement de bloquer l'accès à près de 300 sites d'information "non autorisés". Depuis septembre 2012, un décret royal, approuvant les amendements à la loi sur la presse votée par le Parlement, impose aux publications en ligne d'obtenir un permis gouvernemental et donne également le droit aux pouvoirs publics decensurer certains contenus et de poursuivre les journalistes. Le département de la presse et de la publication a précisé que cette décision ne visait pas "à restreindre les libertés" mais à "organiser le travail de ces sites". Reste que sur une échelle de 1 (grande liberté) à 7 (aucune liberté), l'organisation Freedom House, basée à Washington, a donné la note de 5,5 à la Jordanie et le statut "not free" (pas libre). Face à la grogne, le gouvernement fait la sourde oreille. Début juillet, il annonçait avoir bloqué 254 sites locaux d'information tandis que 111 autres obtenaient leur "licence". Difficile de miser sur le Web tout en entravant la liberté d'expression. Le roi Abdallah ii va devoir choisir, l'avenir de la Silicon Wadi en dépend.
23.08.2013 à 09h14 • Mis à jour le 25.08.2013 à 08h15
SOURCE WEB Par Louise Couvelaire Le magazine du Monde
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