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De nombreux opérateurs critiquent la «désindustrialisation» du Maroc

De nombreux opérateurs critiquent la «désindustrialisation» du Maroc

  • *Les accords de libre-échange ont donné un coup de fouet aux importations sans réellement booster les investissements étrangers

*Les pertes d’emploi dans les industries traditionnelles se poursuivent

*La part de l’industrie dans le PIB reste très modeste

*Des pans entiers de l’industrie sont remplacés par des importations

 

Lorsqu’on se rend sur le portail du ministère du Commerce et de l’industrie et que l’on clique sur l’onglet « Industrie », apparaît une jolie page intitulée Emergence. Elle est dédiée aux six métiers mondiaux du Maroc : offshoring, automobile, aéronautique & spatial, électronique, Textile & cuir, agro-alimentaire. Le plan Emergence est globalement une réussite éclatante, il a boosté les exportations et attiré de grandes marques internationales telles que Renault, Bombardier, Alstom, Thalès ou Nexans.

Emergence nous promet pour 2015, 220.000 emplois supplémentaires, une augmentation du PIB de 50 milliards de DH, des investissements privés de l’ordre de 50 milliards de DH et une hausse de 95 milliards de DH des exportations. Emergence, c’est la première fois que le Maroc se dote d’une stratégie industrielle.

Mais l’industrie, ce n’est pas seulement Emergence et lorsqu’on va sur le terrain, le contraste est frappant.

L’industrie marocaine, ce sont 600.000 emplois environ, 13% de la population active occupée, 120 milliards de DH de valeur ajoutée et 110 milliards de DH d’exportations.

Et pourtant, lorsqu’on enquête sur le terrain, on rencontre peu d’industriels heureux. On trouve surtout des entrepreneurs qui se posent énormément de questions. Et par exemple : « Y a-t-il une volonté délibérée de désindustrialiser le pays ? » « De démanteler les industries traditionnelles ? » « De remplacer les activités industrielles par des activités commerciales ? ». « A-t-on bien réfléchi avant de signer des accords de libre échange tous azimuts ? ».

Y aurait-il deux secteurs industriels comme il y a en quelque sorte deux Maroc?  Car le Maroc qui se dote d’une stratégie industrielle est aussi le champion de l’importation. Pire encore, les statistiques du commerce extérieur montrent une explosion des importations de produits qui jusqu’à une date récente, étaient fabriqués au Maroc et qui pourraient encore l’être si la production nationale était mieux défendue.

Prenons l’électroménager. Le nombre d’appareils fabriqués par la société marocaine Siera (1.000 ouvriers) est passé de 250.000 à 120.000 en 4 ans, nous révèle son DG Abdeljalil Lahlou. Seuls les réfrigérateurs sont encore fabriqués au Maroc et même dans ce domaine, il est difficile de résister aux assauts portés par les accords de libre-échange.

Pour M. Lahlou, il y a l’avant-2004 et l’après-2004, l’année fatidique qui a vu la signature de l’accord dit d’Agadir (zone de libre échange avec la Tunisie, l’Egypte et la Jordanie) puis de l’accord de libre-échange avec la Turquie. Pays ayant des économies concurrentes, avec des opérateurs souvent fortement subventionnés où les vrais-faux certificats d’origine ne sont pas rares. Accords fatidiques car selon plusieurs industriels interrogés par nos soins,  ils ont porté du tort à une partie de l’industrie marocaine après avoir été conclus sans consultation préalable et sans aucune étude d’impact.

Comme la Chine, la Turquie a créé des géants dans chaque secteur, pour en faire ses champions régionaux et internationaux, expliquent nos interlocuteurs. Toutes les marques mondiales fabriquent des produits d’électroménager en Turquie. Dans ces produits, les composants, qui viennent  généralement d’Extrême-Orient, représentent selon nos sources 70% du prix de revient réel. Ce sont ces produits, après leur assemblage en Turquie qui arrivent ensuite au Maroc, avec le label « produit en Turquie », accusent-ils. Selon les mêmes sources, depuis trois ans, les importations de produits turcs au Maroc doublent chaque année.

En d’autres termes, le combat est inégal, des dizaines de milliers d’emplois sont menacés et il ne s’agit pas toujours de profils que l’on peut recycler dans les secteurs émergents des métiers mondiaux du Maroc, car ils n’ont pas les qualifications.

Que disent les statistiques officielles ?

La part de l’industrie dans le PIB reste très modeste : 18% en l’an 2000, puis 13,7% en 2010, et 14,5% en 2012 (source : HCP).  Tout se passe comme si le Maroc avait l’ambition de passer d’une économie dominée par le secteur primaire à une économie dominée par le secteur tertiaire sans passer par l’étape de l’industrialisation. Ce serait une première mondiale.

Les politiques économiques, depuis les années soixante, se sont concentrées sur les secteurs à faible valeur ajoutée comme le tourisme, l’agriculture et la pêche. Mais le pays a connu, dans les années 80 et 90, le développement d’industries telles que les textiles et le cuir, qui ont eu le mérite de jouer un rôle essentiel dans les exportations et dans l’emploi.

Les pertes d’emploi sont visibles dans les enquêtes officielles sur l’industrie : les textiles et le cuir ont officiellement perdu 26.000 emplois nets entre 2008 et 2011 (source : Observatoire de l’industrie).

Les pertes d’emploi se font dans les secteurs traditionnels et les petites entreprises, dans tous les secteurs sans exception. Elles ne sont pas correctement reflétées par les statistiques officielles car une part travaille dans l’informel et n’est pas couverte par les recensements et les enquêtes.

 

 

 

 

2007

2008

2009

2010

2011

Evolution de l’emploi industriel (%)

-0,3

+2,2

-0,6

+5

+3

Effectifs textiles et cuir

-0,5

+2

-10

+3

-5

Effectifs PMI

-3

-4

0

-2

-5

(Source : Ministère de l’Industrie)

 

Les effectifs globaux de l’industrie, officiellement recensés, sont passés de 526.000 à 578.000 salariés, entre 2007 et 2011, soit 52.000 emplois nets en 4 ans, ou 13.000 emplois par an. Ce n’est pas modeste, c’est ridicule car le Maroc est censé créer entre 200.000 et 350.000 emplois par an (selon les analyses et les ambitions que l’on peut se donner). Les PMI ont à elles seules perdu 25.000 emplois entre 2007 et 2011 (source : Ministère de l’Industrie).

 

2007

2008

2009

2010

2011

Effectif

237 535

228 033

228 033

223 473

212 299

Variation (%)

-3

-4

0

-2

-5

Ce sont les PMI, et probablement les TPI (très petites industries) qui souffrent le plus, surtout dans les secteurs traditionnels là où par exemple les babouches sont désormais importées de Chine et du Bengladesh. Les effectifs officiels des PMI baissent chaque année comme le montre le tableau.

La plupart des industriels interrogés par nos soins incriminent les accords de libre-échange et parlent de désindustrialisation du Maroc. Le cas des BTP soumis à une forte concurrence de la part des opérateurs turcs, est connu et a nourri l’actualité au cours des premiers mois de cette année.

Tout se passe comme si l’industrie est un microcosme : comme il y a deux Maroc, il y a aussi deux secteurs industriels. Celui du plan Emergence, des capitaux, des capitaines d’industrie ; et celui qui travaille surtout pour le marché intérieur dans des entreprises de toutes les tailles jusqu’aux plus modestes. C’est comme si on avait sacrifié le second, accusent nos interlocuteurs.

Des accords de libre-échange surprises et sans études préalables

Les accords de libre-échange ont-ils été si catastrophiques pour le Maroc ? Sont-ils réellement à l’origine du problème de désindustrialisation ? Ou ont-ils au contraire un impact positif ?

Le Maroc dispose d’accords de libre-échange avec les pays de l’UE, les USA, les Emirats Arabes Unis, la Turquie, la Tunisie, l’Egypte et la Jordanie.

Les accords de libre –échange constituent une tendance mondiale, qui s’est accélérée après la naissance de l’OMC. Toutefois, la plupart d’entre eux ne se contentent pas de démantèlement tarifaire, mais vont jusqu’à une véritable stratégie d’intégration.

Les accords de libre échange signés par le Maroc n’étaient pas précédés par des études d’impact. A partir de la fin des années 90, les annonces se sont succédé. Dans certains cas comme le fameux accord d’Agadir (avec la Tunisie, l’Egypte et la Jordanie) et celui avec la Turquie, les opérateurs ont appris l’information par les médias.

A l’époque, les promoteurs de ces accords vendaient l’idée suivante : la multiplication des accords de libre échange allait non seulement tirer la compétitivité industrielle vers le haut, mais également attirer les IDE (investissements directs étrangers) et dans certains cas donc des investissements stratégiques dont le Maroc a besoin pour l’intégration de filières industrielles essentielles.

L’IRES (Institut royal des études stratégiques) a organisé en 2011 une journée d’étude  sur « la cohérence d’ensemble des accords de libre échange conclus par le Maroc et leurs incidences sur la compétitivité globale du pays » puis en 2012, un séminaire au sujet de l’incidence des ALE sur l’industrialisation du pays.

Les conclusions sont intéressantes mais ne sont pas totalement suivies d’effet au niveau de l’Exécutif :

1.       « Tous les ALE conclus par le Maroc permettent une certaine flexibilité inspirée du droit de l’OMC : mesures commerciales correctives (antisubventions et antidumping) et clauses de sauvegarde » ;

2.       « En revanche, rares sont les ALE conclus par le Maroc qui prévoient des mesures spécifiques pour le développement de l’industrie locale naissante (ex l’accord avec la Turquie) ».

3.       « L’articulation entre politique commerciale et politique industrielle n’a pas été bien séquencée (effets limités de la politique de mise à niveau, lancement des plans sectoriels après la conclusion des ALE) ».

4.       L’amélioration de l’attractivité du Maroc en matière d’IDE a été jugée « irrégulière ». En réalité, elle est douteuse. En effet, le plus gros des IDE concernent des privatisations, des cessions d’entreprises partiellement ou totalement et des achats immobiliers.

5.       « Même avec les pays de l’accord d’Agadir, ayant le même niveau de développement que celui du Maroc, le rythme de croissance des importations est plus soutenu comparé à celui des exportations du Maroc, sauf avec la Jordanie ».

6.       « Tendance à la hausse du déficit commercial dès l’entrée en vigueur de l’ALE Maroc – Etats-Unis en 2006 »…

 

7.       « En termes de compétitivité interne, le taux de pénétration, qui indique la part du marché local détenue par les importations, a augmenté de 20% en 2000 à 30% en 2008 en hausse de 1 pt par an, ce qui traduit une réorientation de la demande locale vers les importations », a enfin conclut le Pr. Azzedine Ghoufrane, coordinateur du groupe de travail sur les accords de libre échange.

L’analyse Swot présentée par le ministère du commerce et de l’Industrie à l’occasion du séminaire de 2012, est parlante (ci-dessus).

Mohamed Berrada : le commerce est devenu plus avantageux que l’industrie

Au cours du mois de mai, je suis allé évoquer cette problématique avec Mohamed Berrada. Industriel, professeur à l’université et ex-ministre des Finances, il a accumulé les casquettes et les expériences, ce qui fait de lui un intéressant témoin et analyste.

D’emblée, il précise qu’il ne s’exprime qu’en tant qu’universitaire. Soit.

Pour lui, le grand problème du Maroc aujourd’hui, c’est la politique industrielle. «Sa Majesté s’intéresse de près à l’économie et au social et c’est une chance pour le pays, ce qui a été fait en 14 ans est considérable, mais il faut transformer les immenses possibilités ouvertes en réussite industrielle ».

« Le Maroc souffre, relève-t-il, d’une fragmentation de l’observation économique et sociale. Il ne faut pas se contenter de politiques sectorielles. Il y a eu une ouverture économique sans réflexio prélable, il n’y a pas eu de vraie stratégie industrielle ».

Le vrai Maroc, pour Mohamed Berrada, c’est Derb Omar, le centre d’affaires de Casa où est concentré le commerce de gros : « Allez y faire un tour et vous verrez l’accumulation de marchandises turques, chinoises, bengalies ».

Une économie ne peut se maintenir longtemps dans une stratégie basée sur la seule demande pour tirer la croissance, car cela signifie un taux de change élevé et une inflation maîtrisée. Or, l’inflation n’est maîtrisée que par parce que le marché intérieur est inondé de produits d’importations à bas prix (taux de change élevé) et grâce aux subventions sur les produits de première nécessité. « Le pays se désindustrialise, prévient-il et il devient plus avantageux d’être un commerçant que d’être un industriel ».

Le plan Emergence, poursuit notre interlocuteur, ne s’est pas intéressé aux industries traditionnelles comme le cuir, les textiles, l’artisanat, l’électronique, la construction… Et dans des domaines comme la sidérurgie, le Maroc ne concurrencera jamais la Chine ou la Turquie.

Aujourd’hui, il y a un consensus au sein de la classe politique et des décideurs : le précédent modèle, basé sur une stratégie volontariste contra-cyclique, a atteint ses limites. Le nouveau modèle doit entre autres encourager les exportations et les industries, car ces dernières sont créatrices d’emplois. Le temps du bilan des accords de libre échange est arrivé. Et de la vraie réflexion sur la stratégie industrielle. Emergence, c’est bien. Mais ce n’est pas du tout suffisant.

SOURCE WEB Par Par Naceureddine Elafrite    Médias24

 

Dimanche 23 juin 2013 à 16h30

Tags : Emergence- on rencontre peu d’industriels heureux- offshoring, automobile, aéronautique & spatial, électronique, Textile & cuir, agro-alimentaire- Renault, Bombardier, Alstom, Thalès ou Nexans- les importations de produits turcs au Maroc doublent chaque année- Les pertes d’emploi sont visibles- les accords de libre-échange- désindustrialisation- compétitivité industrielle- IDE (investissements directs étrangers)- Mohamed Berrada  le commerce est devenu plus avantageux que l’industrie-