Le territoire c'est le vivre ensemble
Entretien avec Mohamed Haddy professeur d'université. Propos recueillis par Farida Moha Publié le : 07.06.2011 | 16h35 Mohamed Haddy a présenté récemment son ouvrage au Centre d'accueil de la presse étrangère à Paris qui a fait l'objet d'un riche débat. Le projet de régionalisation avancée a suscité un intérêt certain décliné sous forme de rencontres, de débats et d'ouvrages. La rencontre internationale de Dakhla du 22 novembre dernier a donné lieu à un ouvrage collectif sous la direction de Driss Guerraoui, président de l'Association d'études et de recherche pour le développement, SG du CES et Philippe Clerc, président de l'Association internationale francophone d'Intelligence économique, paru sous le titre «Intelligence territoriale et développement régional par l'entreprise». L'ouvrage décrit «le croisement de l'intelligence territoriale envisagée comme stratégie publique et collective d'appui à la coproduction du développement régional aux logiques de développement territorial par l'entreprise. Par son entrée «entreprises» et par les expériences internationales exposées, la région et la territorialisation du développement constituent le dénominateur commun de cette démarche. Pour ses auteurs, c'est donc l'entreprise qui joue un rôle majeur dans la dynamique régionale, en tant que porteur de projets «socialisés» occupant la place de catalyseur dans le développement territorial Un autre ouvrage propose, lui, une autre clef d'entrée, qui est la prise en compte du territoire «non en tant qu'espace topographique inerte, mais en tant que bassin de vie, traversé et animé par des débats cathartiques et mobilisateurs». Son auteur Mohamed Haddy, docteur d'Etat en droit, enseigne dans plusieurs universités dont l'Institut national d'aménagement et d'urbanisme et l'Institut Royal de l'Administration territoriale. Pour lui, «la régionalisation est trop importante pour être laissée entre les mains d'une seule élite dite spécialisée». Son dernier ouvrage « La régionalisation au Maroc, des errances au projet sociétal» met en exergue le rôle important des acteurs, en tant que relais et courroie de transmission, qui ont seuls la capacité de faire une remontée des attentes des populations. Parmi les pistes de réforme, il propose «des élaborateurs de politiques, des communicateurs, des facilitateurs, des mobilisateurs, des négociateurs, des contrôleurs, des bâtisseurs, des leaders qui pourront être entendus et bénéficier de l'appui de la base sans lequel rien ne peut être fait. A côté du capital matériel, il souligne l'importance du capital social et du capital culturel, force fondamentale du développement qui permet, dit-il de penser d'agir et de réapproprier les richesses immatérielles par la société. Mohamed Haddy a présenté récemment son ouvrage au Centre d'accueil de la presse étrangère à Paris qui a fait l'objet d'un riche débat. Il a tout au long de sa présentation mis en exergue l'importance de la mobilisation des acteurs, lesquels sont porteurs de solidarités fondées sur la proximité et sont à même de consolider les liens sociétaux pour la promotion d'un climat de transparence et de coresponsabilité. C'est là un exercice salvateur qui seul permet «d'adapter les compétences, les capacités et les dispositifs institutionnels au contexte du développement. Ce faisant, le projet régional se positionnera en tant qu'espace de résistance aux mécanismes de production qui produisent les dissonances de la dissociation», en d'autres termes qui produisent les conflits ethniques ----------------------------------------------------------------------- LE MATIN: Le titre de votre ouvrage « La régionalisation au Maroc » est complété par un sous-titre « des errances au projet sociétal » ce qui à la fois est tout un programme et un objectif. Commençons par le début, comment définissez-vous la régionalisation ? MOHAMED HADDY: La régionalisation dont il est question n'est ni un mode ni un modèle, elle n'est pas et ne sera jamais une science exacte, elle constitue une délicate alchimie qui s'élabore et se transforme, jour après jour, dans les laboratoires de la société que sont les territoires. Elle se caractérise par une stratégie de revitalisation socio-économique des différentes collectivités, par la valorisation des ressources locales, par le recours à de nouvelles solidarités, ainsi que par le recours aux organisations vernaculaires et modernes. L'exercice qui doit focaliser toute l'attention est celui des critères de choix du type de région, notamment une orientation qui emprunte aux référents naturels, c'est-à-dire celle qui structure l'espace autour de spécificités, de solidarités et d'identités naturelles. Cette orientation a toujours été éludée par les décideurs et même combattue par certaines formations politiques, sous prétexte qu'une telle aventure risquerait de réveiller l'Hydre tant appréhendée et crainte de l'esprit ethnique et communautariste ; on oublie cependant que c'est, exactement, cette pluralité qui a fait la puissance du pays et qui fait sa richesse et sa singularité. Un mot peut-être sur « les errances ». Au-delà du diagnostic que vous faites, vous fustigez la déclinaison de la décentralisation ? La décentralisation telle que vécue à ce jour, montre qu'elle est victime de nombreux dysfonctionnements, notamment : un nombre trop élevé de communes et d'élus, dont les qualifications et les motivations sont loin d'être les points forts, un fonctionnement obérant et onéreux, une administration pléthorique, une prépondérance de petits projets au détriment de projets structurants. En outre l'enclavement des collectivités locales et l'inadaptation des découpages administratifs ont mortifié et porté un coup fatal à l'efficience gestionnaire et engendrée des apories, du fait des approches sectorielles opérées par les différents départements ministériels, en l'absence de projets intégrés du développement régional. Dans votre exposé au Centre d'accueil de la presse étrangère à Paris et après avoir décliné les raisons de la crise du politique, vous mettez en avant l'idée de l'autonomie locale qui ressemble en fait au concept américain de l'empowerment, la capacité de se prendre en charge ? Une autonomie qui n'est possible que si la gouvernabilité est régénérée comme système d'organisation et de gestion de l'action publique, pour prendre en compte les intérêts croisés des acteurs en présence, dans l'élaboration et la conduite des projets sociétaux. Que si elle devient, une pratique qui permettrait d'exercer le contrôle, le suivi et le portage des projets de développement ; elle doit permettre de construire avec le plus grand nombre des acteurs des stratégies négociées continûment pour une promotion sociale intégrée. L'autonomie locale voudrait que les acteurs déploient une énergie créatrice pour exercer un contrôle efficient sur le territoire, en recourant à des outils tels que la proximité, les capacités-possibilités… qui conforteraient le sentiment d'appartenance, à l'effet d'enclencher l'intégration de la société et favoriser la mise en commun des intérêts de ses membres. L'autonomie locale, dont il est question, constitue donc la possibilité, pour les membres d'une société d'organiser leur modalités de participation au type de projet sociétal à construire et au type de développement à privilégier Comment, après une longue réflexion qui, dites-vous, a été alimentée par de nombreuses rencontres et débats, appréhendez-vous le processus de régionalisation. Comment celui-ci se construit-il ? Le processus de la régionalisation a, pour principe, de confier à des populations organisées, la responsabilité et la réappropriation des ressources, ainsi que l'utilisation de fonds permettant de financer les infrastructures et les activités qu'elles jugent prioritaires. Il s'appuie sur des mécanismes de décentralisation et de réformes pour consolider les atouts du lien social, par son importance dans la fédération et la médiation, dans l'affermissement de l'identité et dans le rayonnement de la collectivité. En outre, la précision et l'élévation de la régionalisation se clarifieront par le renforcement de son rôle dans la création d'emplois, tant direct qu'indirect et par la création des richesses tant matérielles qu'immatérielles. Le développement régional intégré et intégrateur constitue, tient à un cadre institutionnel adapté et, d'autre part, à des organisations capables de porter ce développement. De même, l'efficience des structures institutionnelles doivent être considérées comme un facteur fondant le développement et exerçant une influence, au moins égale, à celle des facteurs tangibles plus conventionnels, tels que les infrastructures La région est, dites-vous, différente du territoire. Expliquez-vous ? Le territoire est considéré, à la fois, comme une donnée géographique, une œuvre humaine et une production sociale. Il est, ainsi, marqué par le passé et par des remaniements en profondeur, plus ou moins, visibles et il constitue le support des mutations dans sa géographie, au sein de sa population et dans la façon dont se le représente cette dernière. Le territoire est, physiquement, organisé et culturellement hérité, inventé et réinventé ; il est, par ailleurs, une production idéologique et une appropriation politique et de ce fait, il n'y a pas de territoire en soi, cartographiable et existant en dehors de la représentation des habitants et des organisations sociales qui l'occupent. Le territoire constitue, ainsi, un capital et un levier d'orientations potentielles et il agit sur les acteurs de la même manière que ceux-ci agissent sur lui. Il permet de produire l'action et de stimuler les capacités nécessaires à l'appropriation morale de l'espace. Aussi, le capital territoire doit être partagé et ce partage se traduira par une augmentation de capitaux individuels et collectifs, au lieu de rester un champ confisqué, laquelle dysfonction aggrave les inégalités sociales et appauvrit les capacités d'orientations collectives. Le territoire du développement s'inscrit, aussi, dans le multidimensionnel et résulte d'une appropriation à la fois économique, idéologique, symbolique et politique de l'espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d'eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité et qui utilisent cette appropriation et cette représentation pour créer le mouvement social. En effet, il ne suffit pas de se voir reconnaître formellement un droit, il importe que la possibilité de l'exercer soit, effectivement, garantie ; mais comment défendre l'appropriation territoriale, lorsque les faibles sont interdits d'accès aux ressources les plus élémentaires pour assurer leur subsistance ? Par ailleurs, ce n'est pas tout d'avoir des droits, il faut pouvoir déterminer ce qu'on voudrait faire de son territoire et être en mesure de choisir les valeurs que l'on veut faire siennes, ainsi que les buts que l'on entend poursuivre. En outre, le territoire -fondement d'une culture solidaire- passe par l'instauration d'une économie territorialisée qui vise un mieux-être humain, intégré, propulsif et correctif ; pour ce faire, le développement territorial doit reconsidérer l'économique à l'effet de permettre une meilleure répartition des richesses, de manière sensitive. Il constitue, aussi, une démarche de mise en mouvement et en synergie des actions des acteurs locaux pour valoriser les ressources humaines et matérielles du territoire. Un territoire dites-vous ne se décrète pas, il doit tenir compte de l'équilibre durable entre l'homme et le territoire et surtout de la mobilisation des acteurs de « vivre ensemble » ? Le territoire n'est pas, uniquement, un support de production de richesses matérielles, il est surtout un «vivre ensemble», il est un appui qui nourrit le système régional d'échanges matériels et immatériels et un espace social ; Aussi faut-il le gérer en concordance avec ce qui le compose, ce qui l'identifie, ce qui lui appartient,… afin de garantir l'adhésion et par delà la réussite du projet sociétal. Le territoire permet, par ailleurs, de développer une culture d'appartenance qui promeut les flux et les dynamiques, sachant que le territoire ne se décrète pas et que ses projets ne sont jamais livrés « clés en mains ». Ainsi, le vouloir vivre ensemble est toujours d'esprit et il constitue l'énergie d'assumer les contradictions, d'exprimer les attentes; il se veut, enfin, de contenir l'économie en lui dictant des limites, à savoir subordonner l'outil à l'homme ; le territoire devenant, ainsi, un levier, un catalyseur et le moteur de toute stratégie de développement global par un fin maillage des espaces Pour décrire en somme l'échec de nos différentes stratégies régionales vous rappelez le mot de Guillaume de Rochefort, au XVIIIe siècle qui disait « Il y a deux sortes de bergers parmi les pasteurs des peuples : ceux qui s'intéressent aux gigots et ceux qui s'intéressent à la laine Aucun ne s'intéresse aux moutons ! ». La phrase est terrible ? Oui mais elle résume une réalité, on ne s'intéresse pas beaucoup au pauvre mouton ! Alors même que l'adaptation des collectivités territoriales à la réalité régionale en perspective, implique la prise en compte des attentes des citoyens ; aussi, le décideur local doit renverser la pyramide décisionnelle et, donc, se démarquer de l'application d'une politique, à programmes décidés, exclusivement, par le centre, sans aucune écoute des attentes des populations. Il s'agit de passer d'une relation intégralement administrative à une relation de collaboration et de concertation qui laissent à l'acteur, la latitude d'adapter son action au territoire sur lequel, il agit. Le projet régional doit être entendu comme un cadre d'action politique où convergeraient des stratégies de développement qui privilégient principalement, les acteurs des collectivités territoriales et leur savoir-faire vernaculaire et moderne ; lesquels doivent être organisés de façon à stimuler les initiatives des diverses organisations de la société régionale. Aux outils de conscientisation qui doivent être utilisés s'ajoutent, aussi, ceux de la participation et la fédération pour renforcer les capacités de la région à se prendre en main, ainsi que les capacitations individuelles et collectives qui permettront l'élaboration d'une vision globale et intégrée, pour la mise en œuvre d'un projet sociétal viable ; par ailleurs, la concertation constituera un fondamental inéluctable pour que toutes les énergies soient mises à contribution, pour que s'amorce un processus d'intégration En outre, les partenariats sont nécessaires pour que toutes les énergies disponibles soient mises à contribution, pour créer les conditions de mise en œuvre des actions considérées comme prioritaires. Par ailleurs, l'harmonisation et la promotion des politiques publiques participeront au renforcement de l'autonomie et de la cohésion sociale. La présence d'autres outils est requise, il s'agit notamment de la gestion régionale qui est la façon dont l'autorité sera organisée, légitimée et employée par et au nom de la population, à travers des processus de planification, de prise de décision et de responsabilisation ; les systèmes de prestation de services locaux qui concerneront le secteur public, le secteur privé, ainsi que les organisations non-gouvernementales et communautaires pour mobiliser et gérer les ressources. En outre, l'aide extérieure consistera à doter les acteurs locaux en ressources telles que le financement, la formation, l'assistance technique et l'information ; un autre outil sera celui de l'environnement favorable qui comprendra des instruments formels, tels que les lois, les politiques et les systèmes organisationnels, ainsi que des institutions informelles telles que les valeurs, les normes et les pratiques sociales qui influenceront les décisions et les comportements des personnes, à l'effet de promouvoir et de renforcer le potentiel local, l'action collective et la responsabilisation. SOURCE WEB Propos recueillis par Farida Moha | LE MATIN