LES FAUSSES PROMESSES DU NUMÉRIQUE POUR L’ÉCOLE
Sans doute êtes-vous tous, amis lecteurs,
Alain Bentolila est professeur de linguistique à la Sorbonne. Il a
commencé ses recherches dans un domaine rare, celui des langues rares
(parlées par de petites communautés) dites aussi «exotiques» car très
peu étudiées. Ce qui lui donne autorité pour comparer la formation des
langues éblouis par l’étendue quasi infinie des informations numérisées:
en quelques clics, vous pouvez consulter des milliers d’articles, de
livres ou de documents. Sans doute êtes-vous convaincus que, plus
efficacement qu’une bibliothèque, les banques de données numérisées
mettront à la disposition de tous les élèves l’information dont ils
auront besoin au moment où ils en auront besoin, en alliant le texte,
l’image et le son. Les marchands d’illusions vous ont ainsi vendu le
remède miracle contre la fatalité de parents et enseignants! Ces
promesses seront très inégalement tenues; c’est-à-dire tenues seulement
pour une faible minorité de privilégiés. En effet, ne maîtriseront une
juste démarche de recherche que ceux qui posséderont les clés qui
donnent accès à l’information pertinente. Car, plus il y aura
d’informations disponibles et plus il sera difficile à certains élèves
de faire des choix dont ils auront su hiérarchiser les degrés de
pertinence. Lorsqu’à une question posée sur un moteur de recherche, les
élèves se trouveront face à plusieurs milliers de pages, ils devront
posséder une sérieuse habileté de lecture, une vraie capacité d’analyse
pour ne pas s’y noyer. Combien d’élèves marocains maîtrisent ces
compétences? Bien peu malheureusement; et c’est donc par là qu’il
faudrait commencer. Ce n’est en effet ni le nombre des documents
proposés, ni la rapidité avec laquelle ils seront proposés qui
compteront. L’important c’est, aujourd’hui plus qu’auparavant, de nous assurer que tous les élèves soient capables de tracer leur chemin dans ce dédale d’informations,
qu’ils aient la force de sélectionner ce qui enrichit leur réflexion
personnelle ou collective et qu’ils sachent exercer sur cette masse de
documents leur esprit d’analyse et de critique. Les nouvelles technologies ne constituent pas en elles-mêmes une réponse aux inégalités scolaires; bien au contraire, elles risquent d’exclure de l’accès à la culture et à la connaissance tous ceux dont la fermeté intellectuelle sera insuffisante.
Le numérique, que certains appellent de leurs vœux, impose donc à
l’école une ambition démocratique plus haute qu’auparavant car il
condamnera les élèves les moins formés aux pires préjugés, aux erreurs
les plus graves, aux relations les plus incohérentes. Tandis que les
autres, l’élite qui sait distinguer le bon grain de l’ivraie,
renforceront encore plus leur statut de «nantis du savoir». L’entrée du
numérique à l’école non seulement ne diminuera pas ses responsabilités
en matière de formation intellectuelle des élèves, mais elle lui impose
au contraire une plus grande exigence. Nous ne devons pas laisser des
élèves s’embarquer pour un voyage aussi incertain sans nous assurer
qu’ils ont la lucidité intellectuelle de décider en toute connaissance
de cause où ils veulent aller, pourquoi ils y vont et ce qu’ils vont
faire de ce qu’ils découvriront. Vous savez comme moi combien nous
sommes loin d’avoir atteint un tel objectif au Maroc comme en France.
Précipiter des élèves fragiles et des maîtres mal formés dans la voie du
numérique ne fera qu’aggraver la fracture culturelle actuelle.
Acte pédagogique
Sans doute certains d’entre vous, parents et enseignants, pensent que
le numérique peut enfin libérer les élèves de la tâche «stupide» de
mettre dans leurs propres mémoires les connaissances historiques,
littéraires et scientifiques. Pourquoi en effet les élèves
encombreraient-ils leur mémoire avec des informations alors qu’elles
gisent, disponibles, chacune prête à être activée à la demande de
l’utilisateur?
«Peut-on vraiment croire dans le pouvoir du numérique de changer le destin des élèves fragiles?»
Pourquoi se livreraient-ils au fastidieux labeur de les intégrer dans
leur propre mémoire d’homme? Méfiez-vous que cette prétendue commodité
d’accès à «toute la connaissance du monde» n’entraîne des habitudes de
picorage ponctuel d’informations éphémères. Craignez surtout qu’elle ne
dissuade les jeunes mémoires humaines de construire chacune patiemment
ce réseau complexe et singulier de connaissances inter-reliées que
certains nommeront «culture» et qui donne à l’analyse sa profondeur, à
la réflexion sa continuité. Car enfin, c’est en cultivant chacun notre
mémoire que l’on construit à la fois notre singularité intellectuelle et
notre appartenance à une communauté de culture et de savoirs. C’est ce
subtil mélange, qui à la fois nous rattache aux autres et nous en
différencie, que nous transmettons à nos enfants: don intime et
singulier mais aussi clé de l’appartenance à une communauté culturelle.
Transmettre, ce n’est pas étaler devant un élève des connaissances
apparemment infinies et terriblement froides et l’inviter à aller les
consulter ponctuellement pour les oublier aussitôt. Transmettre c’est
faire un tri, sélectionner ce que l’on veut que nos enfants conservent
au cœur de leur intelligence pour mieux agir, pour mieux comprendre. Se
défausser de cette responsabilité sur l’apparente toute puissance
informative du numérique serait un terrible renoncement.
Certains vendeurs de chimères (et d’appareillages) tentent de vous faire
rêver d’une classe où chaque élève disposerait d’un écran tactile et
dans laquelle un maître virtuose et d’une grande discrétion gèrerait
d’un clic le parcours de chacun. Cette classe rêvée n’existe pas encore!
Et… j’en suis heureux. Parents et enseignants, examinez avec la plus
grande méfiance ce rêve d’une classe dans laquelle chaque élève,
surveillé de loin par un maître discret, irait glaner ses informations
au gré de ses désirs, de ses envies ou des tentations qui lui sont
proposées. Loin de faire du maître un «gentil animateur» en le mettant
en retrait de l’acte pédagogique, le numérique doit au contraire
renforcer sa place au centre exact de l’acte d’enseignement en lui
permettant de prendre en compte, au plus juste, la singularité de
chacune des intelligences qui lui est confiée. Dans l’état où se trouve
la formation des maîtres aujourd’hui, les conséquences d’une
dématérialisation générale des savoirs fait frémir. Quand on constate
l’immense gâchis qu’a entraîné l’usage intempestif de la photocopie, on
imagine le chaos qu’induirait un «bris-collage» de textes et de
documents numériques glanés ici ou là sur le Net. L’usage des écrans
individuels ne devra en aucun cas dénaturer la mission magistrale ni
remplacer la lucidité pédagogique : aux points clés de sa démarche, le
maître, aujourd’hui comme demain, doit garder la main. A l’école, le
numérique assurera au maître analyse des compétences des élèves et
pertinence de ses choix pédagogiques : il le maintiendra donc au centre
de la démarche, en renforçant son pouvoir et la justesse de ses choix.
Il ne suffira pas, même si l’on en avait les moyens, de distribuer
«larga manu» des tablettes dont on maîtrise mal l’usage qu’en feront les
élèves. De plus en plus sophistiqués et de plus en plus inutiles ces
applications et ces fonctionnalités découragent les meilleures volontés
des pédagogues.
La question qui me reste à poser est la suivante: «Peut-on vraiment
croire dans le pouvoir du numérique de changer le destin des élèves
fragiles?». Ou bien est-ce là le dernier gadget à la mode qui dispense
les responsables de résoudre les vrais problèmes de l’école marocaine:
la formation à distance initiale et continue des maîtres; le retour aux
savoirs fondamentaux de la lecture, de l’écriture et du raisonnement;
un système d’évaluation rigoureux permettant d’accompagner les élèves en
difficulté au plus juste de leurs besoins
25 Mai 2015
SOURCE WEB PAR LE PR ALAIN BENTOLILA L’ECONOMISTE
Tags : Alain Bentolila est professeur de linguistique à la Sorbonne-
accès à l’information pertinente- nous assurer que tous les élèves
soient capables de tracer leur chemin dans ce dédale d’informations- Les
nouvelles technologies ne constituent pas en elles-mêmes une réponse
aux inégalités scolaires- Les nouvelles technologies risquent d’exclure
de l’accès à la culture et à la connaissance tous ceux dont la fermeté
intellectuelle sera insuffisante-