Propos sur le soufisme philosophique
Jeudi 21 Avril 2011Par Atmane Bissani
La trace soufie développe une vision du monde qui se fonde essentiellement sur la relation qui existe entre ésotérique/exotérique (bâtin/zâhir). Une telle relation stipule le fondement d’une modernité musulmane avant la lettre qui traite du « sens » comme mouvement et comme exercice cognitif en devenir. Si le principal but de la modernité demeure la libération de l'être des retombées de la pensée absolutiste quelle qu'elle soit et d'où qu'elle vienne, le soufisme, dans ses acceptions philosophique et existentielle, serait, à plus forte raison, la fondamentale et la décisive contribution des musulmans quant à la construction de l'édifice de la modernité. Le soufisme comme vision du monde et comme exercice de la pensée libre et profonde, le soufisme comme interrogations infinies portant sur l'être et sur le monde, le soufisme comme déstabilisation de l'ordre du sens absolu, saurait racheter l'être musulman de l'inertie critique dans laquelle il a toujours vécu. Nombreuses, en effet, sont les voix progressistes qui considèrent que le soufisme philosophique et existentiel est le lieu d'une modernité virtuelle pour les musulmans, il s'agit entre autres des poètes Adonis et Abdelwahab Meddeb. Cette modernité virtuelle repose fondamentalement sur un ensemble de critères et de notions qui se centrent essentiellement sur la valeur de l'Etre dans sa relation avec l'absolu et avec le cosmos. La tradition soufie n'est autre que ce cheminement vers les Lumières de l'entendement, un cheminement qui sonde l'inconnu et l'infini et quête le sens possible/impossible de l'expérience problématique être-dans-le-monde. C'est entre épiphanie et illumination que se joue le propre de la pensée soufie, une pensée réfléchissant sur les caractères sibyllins de l'être et du monde. Dans cet esprit, il est à distinguer entre la dimension religieuse du soufisme et ses dimensions philosophique et existentielle. Si, en effet, le religieux se veut une expérience transcendantale visant l'absolu sans pour autant s'enquérir de ses intrigues, l'existentiel, lui, se veut une vive invitation à penser cet absolu à partir de la dichotomie exotérique/ésotérique. Les maîtres soufis, tels Ibn'Arabî, Hallaj, Suhrawardî et bien d'autres, tentent l'épreuve de la douleur de la connaissance. Pour eux, la connaissance est versatile, toujours à venir et donc son chercheur est condamné à vivre dans une éternelle perplexité. En reproblématisant la relation être/ connaissance, le soufisme philosophique s'inscrit dans la logique d'une pensée critique qui refuse le prêt-à-penser et qui opte pour une pensée méditative et créative basée, pratiquement, sur l'examen et l'épreuve tout en libérant l'acte de créativité humaine. La connaissance compose avec le sens dès lors que celui-ci, pour les Soufis, est ce qui n'est pas, il est en mouvement, tout comme l'identité d'ailleurs. L'altérité, dans ce sens, est une question fondamentale chez les maîtres soufis en ceci que l'être ne peut exister que dans un rapport de coexistence avec d'autres êtres. Muhyi ad-Dîn Ibn‘Arabi (1165-1240/41) est capital ici puisque son cœur, dit-il, est capable d'héberger toutes les religions. Le même Ibn'Arabî définit le concept de monisme existentiel, concept clé suivant lequel Dieu est au centre du monde et au centre des choses du monde. Autrement dit, Dieu pour Ibn ‘Arabi est immanent. La modernité du soufisme est aussi la place primordiale accordée à la femme comme être humain à part entière. Plusieurs idéologies religieuses réduisent la femme à un sous-homme, être profane et incomplet. Les maîtres soufis, a contrario, y voient la structure initiale qui permet l'accès à la vérité de l'être et du monde, elle est le centre de la connaissance des énigmes et des mystères de l'univers. « Un homme, dit Adonis, ça n’existe pas sans la femme. J’irai plus loin, celui qui est vraiment enchaîné, l’enchaîné réel, c’est l’homme, c’est lui, ce n’est pas la femme. L’homme est doublement enchaîné parce que c’est lui qui est derrière cette société et que c’est cette société qui l’a privée de son rapport essentiel avec la femme. » (Identité inachevée, Rocher, 2004) Amour, le soufisme philosophique est l'un des moments phare de la tradition musulmane. Si ses fondateurs ont été écartés de la scène culturelle, c'est parce qu'ils étaient des modernes avant la lettre. La leçon de la modernité a toujours été scandaleuse pour les réactionnaires. Le soufisme demeure à plus forte raison une révolution philosophique contre toutes les pédagogies de la mort. C’est là justement où réside le sens de cette trace qui, aujourd’hui plus que jamais, regagne énormément d’intérêt… Source : WEB Libération par Atmane Bissani